CHAPITRE VINGT-DEUX

Zœy ? Est-ce que ça va ? S’inquiéta Damien.

Darius lui répondit à ma place.

— Non, elle ne va pas bien. Elle a besoin de dormir pour retrouver ses forces.

— Comment va ta plaie béante ? demanda Erin.

— Tu n’as pas l’air de saigner sous cette ravissante tenue d’hôpital, dit Shaunee, alors on a pensé que tu t’étais rétablie.

— Je vais mieux, mais j’ai du mal à récupérer, comme un portable dont le chargeur ne marche pas.

— Tu dois te reposer, insista Darius. Cette blessure a failli t’être fatale. La guérison prendra du temps.

— Justement, nous n’avons pas le temps ! lâchai-je, frustrée. Il faut nous éloigner de Kalona.

— Ça ne va pas être aussi facile que la dernière fois, remarqua Damien.

— Ah bon, parce que c’était facile ? grommela Aphrodite.

— Ce n’était rien par rapport à ce qui nous attend. Les Corbeaux Moqueurs sont partout. Hier, ils attaquaient au hasard. Dans la panique générale, on a réussi

à nous enfuir. Aujourd’hui, ils se sont organisés, et ils occupent tous les points stratégiques.

— Je les ai vus sur le mur d’enceinte, confirma Darius. Ils ont doublé le nombre de gardes.

— Mais, contrairement à vous, ils n’en ont placé aucun à l’entrée du dortoir, fis-je.

— Parce qu’ils se moquent que les élèves soient protégés, expliqua Damien. Tout ce qui leur importe, c’est qu’on ne quitte pas l’école.

— Pourquoi ? fis-je en me massant les tempes, où commençait à poindre la migraine.

— Quels que soient leurs plans, dit Darius, ils tiennent à vous isoler en ce moment.

— Peut-être qu’ils veulent seulement garder le contrôle de notre Maison de la Nuit, et non renverser le grand conseil ? suggéra Aphrodite.

C’est Darius qui se chargea de lui répondre.

— Peut-être, mais il est trop tôt pour le savoir.

— En tout cas, cette tempête leur facilite les choses, continua Damien. Les réseaux téléphoniques sont capricieux. L’électricité est coupée dans toute la ville. À l’exception des rares zones alimentées par des générateurs, Tulsa est plongée dans le noir.

— Je me demande si le conseil supérieur de Nyx sait que Shekinah est morte, fit Darius.

Je me tournai vers Damien.

— Que se passe-t-il quand la grande prêtresse de notre peuple décède ?

Il réfléchit un moment, le front plissé.

— Si je me rappelle bien mes cours de sociologie des vampires, le conseil de Nyx se réunit et désigne une autre prêtresse, qui règne toute sa vie. De ce fait, l’élection revêt une importance immense, surtout lorsqu’elle arrive aussi subitement

— Ne pensez-vous pas que le conseil de Nyx serait très intéressé d’apprendre comment Shekinah est morte ? intervins-je, soudain ragaillardie.

— Si, absolument, acquiesça Damien.

— Voilà la vraie raison pour laquelle Kalona fait tout pour couper l’école du reste du monde ! résuma Aphrodite. Il ne veut pas attirer l’attention du conseil supérieur.

— Ou, au contraire, il a l’intention de présenter Neferet comme la nouvelle grande prêtresse des vampires, mais ils attendent d’avoir rassemblé toutes leurs forces afin de s’assurer de l’issue du vote.

Un silence pesant s’abattit sur la pièce. Mes amis me dévisagèrent.

— Nous ne pouvons le permettre, déclara finalement Darius.

— Nous ne les laisserons pas faire, affïrmai-je, espérant que nous disposerions des moyens pour les contrer. Au fait, Kalona se fait-il toujours passer pour Erebus revenu sur terre ?

— Ouais, répondit Erin.

— Et, si stupide que ce soit, tous le croient, ajouta Shaunee.

— Tu l’as vu aujourd’hui ? repris-je.

Elle secoua la tête. J’interrogeai Erin du regard.

— Idem.

— Moi non plus, dit Damien.

— Ni moi, fit Aphrodite, et tant mieux.

— Oui, vous avez eu de la chance, déclarai-je. Kalona dégage une sorte d’aura qui agit sur tout le monde, même sur nous. Il a fallu qu’il commence à étrangler Darius pour que j’arrête de baver sur lui !

— Ce bâtard a voulu t’étrangler, Darius ? s’égosilla Aphrodite. Quel culot ! Quant à l’attrait que ce monstre ailé exerce sur les gens, sachez que je n’y suis pas du tout sensible. Il ne me plaît pas, mais alors pas du tout.

— C’est vrai, admis-je, je l’ai remarqué quand tu étais en face de lui. Il te laisse de marbre.

— Encore heureux ! Ce n’est qu’un vieux tyran qui s’habille comme un ringard. Et puis, j’ai toujours eu horreur des oiseaux. La grippe aviaire, ce n’est pas le moyen le plus glamour de mourir.

— Je me demande pourquoi son charme ne fonctionne pas sur toi…, dis-je, songeuse.

— Parce qu’elle n’est pas normale ? suggéra Shaunee.

— Parce que, en réalité, c’est une extraterrestre ? enchérit Erin.

— Tout simplement, mon intuition hors du commun me permet de voir clair dans son jeu ! Et dans le vôtre, par la même occasion.

— Attendez ! Elle a peut-être mis le doigt sur quelque chose ! s’enthousiasma Damien. Malgré tout, nous avons résisté à Kalona, à la différence des autres novices, n’est-ce pas ?

Nous acquiesçâmes, intrigués.

— Or, nous avons tous un lien très spécial avec les éléments. Peut-être que nos dons nous permettent de ne pas lui céder.

— Les novices rouges prétendent eux aussi qu’il ne leur fait aucun effet, dis-je. Or ils possèdent des pouvoirs parapsychologiques.

— Ça se tient, intervint Darius, du moins en ce qui concerne les novices. Mais qu’en est-il des vampires adultes ?

— Vos aptitudes psychiques ne varient-elles pas aussi d’un individu à l’autre ? demanda Aphrodite. Tous les novices racontent que n’importe quel vampire peut lire dans les pensées, mais ce n’est pas vrai, si ?

— Non, même si beaucoup d’entre nous sont extrêmement intuitifs, fit Darius.

— Toi aussi ? me renseignai-je.

Il sourit.

— Seulement quand il s’agit de protéger ceux que j’ai juré de défendre.

— Ça n’en reste pas moins une forme d’intuition, conclut Damien avec excitation. Bon, quels autres vampires détiennent ce genre de pouvoir ici ?

— Neferet, répondîmes-nous en chœur.

— Ça, on le sait déjà. Elle a pris le parti de Kalona, donc elle ne compte pas. Qui d’autre ?

— Damien, je pense que tu es sur la bonne voie ! m’exclamai-je en regardant les chats.

Comme d’habitude, il comprit à la seconde.

— Dragon, Anastasia, et Lenobia ! Après Neferet, ils sont à mon sens les plus clairvoyants.

— Alors, ce n’est pas un hasard si leurs chats sont ici avec nous, commenta Darius.

— C’est leur moyen de nous faire savoir qu’ils ont choisi notre camp, enchérit Damien.

— Voilà une deuxième bonne raison de ne pas partir ce soir, conclus-je.

— Deuxième ? s’étonna Aphrodite.

— La première, c’est que je suis trop fatiguée pour demander aux éléments de nous dissimuler. Si Dragon, Anastasia et Lenobia ne sont pas dupes des sornettes de Kalona, ils peuvent nous aider à nous débarrasser de lui.

— Des « sornettes » ? ironisa Aphrodite. Le monde sombre dans le chaos, tu sais ! Un petit juron s’impose !

— Ce n’est pas une excuse pour prendre de mauvaises habitudes, répliquai-je, en pensant à ma grand-mère.

— Affaire conclue ! déclara Darius. Nous allons passer une journée de plus ici. Zœy, tu dois dormir. Demain, vous irez tous en cours comme si de rien n’était.

— Affaire conclue, répétai-je. Damien, tu crois parvenir à t’isoler un moment avec Dragon ?

— Oui, pendant ma leçon d’escrime.

— Qui va assister au cours d’Anastasia ?

Les Jumelles levèrent la main comme deux élèves modèles.

— Vous pourrez la sonder ?

— Sans problème, dirent-elles.

— Moi, je parlerai avec Lenobia, annonçai-je.

— Et Darius et moi irons repérer la position des Corbeaux Moqueurs le long du mur d’enceinte, proposa Aphrodite.

— Alors, sois prudente.

— Elle le sera, me rassura Darius.

— Quoi qu’il arrive, il faut que nous partions demain.

— Entendu, à condition que tes forces te reviennent.

— Elles ont intérêt !

Il y eut un silence.

— Quand nous nous échapperons, Kalona te poursuivra, me prévint Darius. Il te traquera sans relâche.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? demanda Aphrodite.

— Dis-leur.

— Il m appelle A-ya, soupirai-je.

— Oh…, commença Erin.

— … merde, termina Shaunee.

— Ça, c’est une mauvaise nouvelle, fit Damien.

— Il te prend vraiment pour la vierge dont les Ghigua se sont servies pour l’emprisonner, il y a plus de mille ans ? souffla Aphrodite.

— Oui, hélas !

— Et si tu lui avouais que tu n’es pas vierge ? suggéra-t-elle avec malice.

Je la fusillai du regard ; puis, parce que cette remarque m’avait fait penser à ma vie sentimentale compliquée, j’ajoutai :

— Je me demande pourquoi Stark est aussi soumis à Kalona. Il a reçu un don important de Nyx et, avant sa mort, il m’avait paru être quelqu’un de bien.

— Stark est un abruti fini, trancha Shaunee.

— Oui, étant donné ce qu’on a entendu dire de lui et ce qui s’est passé avec Becca, on peut t’assurer que c’est un sale type, confirma Erin.

— Le fait de passer l’arme à gauche et de ressusciter l’a sans doute perturbé, remarqua Aphrodite, mais, à mon avis, c’était déjà un pauvre mec. Nous devons à tout prix l’éviter. Il n’a rien à envier à Neferet et à Kalona.

— Oui, dit Erin, on dirait un Oiseau Moqueur, sans les ailes.

Je me tus, rongée par la culpabilité : je l’avais embrassé. Pour la deuxième fois ! Tous mes amis le prenaient pour un monstre, sans doute avec raison ; alors, pourquoi m’obstinai-je à croire qu’il restait du bon en lui ?

— Maintenant, il faut laisser Zœy dormir, déclara Damien en se levant, Cameron dans les bras. Nous savons ce que nous avons à faire, alors allons-y, et fichons le camp.

Il m’étreignit brièvement et murmura à mon oreille :

— Oublie le poème de Kramisha. Tu ne peux pas sauver tout le monde, et encore moins quelqu’un qui ne veut pas être sauvé.

Je lui rendis son étreinte en silence.

— J’ai hâte de retrouver les souterrains, dit-il avec un sourire triste.

Les Jumelles me souhaitèrent bonne nuit, et ils sortirent tous les trois, leurs chats sur les talons.

— Viens, susurra Aphrodite en prenant la main de Darius. Tu ne dors pas dans ta chambre ce soir.

— Ah non ? se réjouit-il.

— Non. Vu la pénurie actuelle de Fils d’Érebus, mieux vaut que je te garde près de moi.

Je levai les yeux au ciel.

— Toi, au lit ! m’ordonna-t-elle. Tu auras besoin de toutes tes forces pour régler tes affaires de cœur. J’ai

comme l’impression que tu vas perdre plus d’énergie à te tirer de ce guêpier qu’à contrôler les éléments.

— Merci, Aphrodite, vraiment.

— Je t’en prie. Je suis là pour t’aider.

— Bonne nuit, prêtresse, dit Darius avant qu’elle ne l’entraîne dans le couloir.

Les chats les suivirent, me laissant (enfin) seule avec ma Nala.

Je soupirai et sortis la bouteille de sang de ma poche. Je la secouai et la vidai d’un trait. Ce fut très agréable, comme si des mains chaudes me massaient le corps ; cependant je ne ressentis pas le regain d’énergie habituel. J’étais trop exténuée.

J’ôtai mes ridicules vêtements d’hôpital et retournai mon tiroir pour trouver mon boxer de mec préféré – celui avec le symbole de Batman – et un vieux tee-shirt détendu. Juste avant de l’enfiler, je m’aperçus dans le miroir.

Etait-ce vraiment moi ? Je faisais bien plus que mes dix-sept ans. Sur ma peau d’une pâleur cadavérique, mes tatouages paraissaient presque vivants. Les cernes sous mes yeux n’arrangeaient pas les choses. Lentement, je baissai le regard sur ma blessure.

J’en eus le souffle coupé. Elle était tellement grosse, tellement hideuse ! D’accord, elle ne ressemblait plus à une bouche béante, mais à côté de cette ligne rouge, striée, irrégulière, la plaie de Darius passait en effet pour une égratignure.

Je la touchai délicatement, et retirai mon doigt aussitôt. Elle me faisait trop mal. Resterait-elle toujours aussi enflée ? J’étais sur le point de fondre en larmes.

Pas parce que Neferet était devenue ultradangereuse ; pas parce qu’elle et Kalona menaçaient de détruire l’équilibre du bien et du mal sur terre, ni parce que je ne savais plus où me situer entre Heath, Erik et Stark, mais parce que, à cause de cette cicatrice épouvantable, je ne pourrais probablement plus jamais porter de débardeur.

Quant à laisser quelqu’un me voir nue… Que ferais-je si, malgré ma mauvaise expérience, je retrouvais un jour une relation épanouissante ? Je réprimai un sanglot.

« Il faut que je me reprenne et que j’arrête de me contempler dans la glace ! Décidai-je. Ce n’est pas bon pour moi. »

— Aphrodite a dû déteindre sur moi, marmonnai-je en m’habillant à la hâte. Je n’étais pas aussi superficielle autrefois !

Nala m’attendait à sa place préférée, sur mon oreiller. Je me glissai sous les draps et me blottis contre elle, apaisée par son moteur à ronrons. Malgré la dernière visite de Kalona dans mes rêves, je n’avais même pas peur de m’endormir, tellement j’étais fatiguée. Je fermai les yeux, m’abandonnant à l’obscurité. Cette fois, le rêve ne débutait pas dans une clairière, ce qui me rassura bêtement. Je me trouvais sur une île d’une beauté inimaginable, face à un lagon ; au-delà s’étendait un paysage qui me paraissait familier, alors que je n’y avais jamais mis les pieds. L’eau sentait le poisson et le sel. Sa profondeur m’évoquait l’Océan, bien que je ne l’aie jamais vu non plus. Le soleil se couchait, le ciel avait l’éclat des feuilles d’automne. J’étais assise sur un banc en marbre de la couleur des rayons de lune, sculpté de motifs antiques de fleurs et de lierre. Je le touchai ; sa surface retenait encore la chaleur du jour. Je tournai la tête pour jeter un coup d’œil, et j’écarquillai les yeux. Waouh ! Un palais d’un blanc immaculé aux portes et fenêtres magnifiquement cintrées et aux colonnes élancées s’élevait. Derrière les vitres étincelaient des lustres somptueux.

Epoustouflée, je me félicitai d’avoir inventé un aussi beau décor, malgré ma perplexité : pourquoi me semblait-il si réel, si familier ?

Je regardai de nouveau vers le lagon. Plus loin, j’aperçus une cathédrale surmontée d’un dôme, de petits bateaux et d’autres éléments splendides que je ne pouvais avoir imaginés. Une brise tiède m’apportait les odeurs entêtantes de l’eau. J’inspirai profondément. Certains auraient sans doute trouvé ce parfum désagréable, mais pas moi. Je…

Bon sang ! Prise de terreur, je compris enfin.

Aphrodite m’avait décrit cet endroit quelques jours auparavant. Pas en détail, mais suffisamment bien pour me laisser une impression forte et troublante.

C’était l’endroit où elle m’avait vue mourir pour la seconde fois.

[La Maison de la Nuit 05] Traquée
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